Les 35 heures ? pas dans notre entreprise
LE POINT DE VUE DE GUILLAUME SARKOZY
Les Echos n° 17533 du 01/12/1997

Demain, sauf rebondissement imprévu, une loi imposant une durée légale du travail de 35 heures par semaine en l'an 2000 sera votée en France. Les idéologues et les économistes de salon auront alors triomphé. Les journaux sont remplis de leurs réflexions justifiant « économiquement » la réduction obligatoire du temps de travail. Ils oublient toujours ce à quoi nous, chefs d'entreprise, sommes quotidiennement confrontés : la concurrence internationale. Mes confrères italiens sont étonnés et ils se réjouissent. Ils connaissent bien l'avantage concurrentiel donné par une baisse des coûts : en 1993, leur gouvernement a dévalué la lire, leur offrant en une nuit une amélioration de leurs prix de vente de 20 % par rapport aux nôtres.
Aujourd'hui, c'est notre gouvernement qui leur offre une augmentation massive de nos coûts ! J'invite idéologues, économistes et gouvernants à venir avec moi « porter la valise d'échantillons » en Italie, en Angleterre, aux Etats-Unis, au Japon ou à Hong Kong... Peut-être alors commenceront-ils à comprendre ce que le mot « concurrence » signifie en terme de coûts, de chiffre d'affaires et donc d'emploi.
Si cette loi inique sur la réduction du temps de travail est votée, nous devrons l'appliquer. Le débat sur les 35 heures changera alors de nature :
_ de macroéconomique, il deviendra microéconomique,
_ des comptes de la nation, il faudra passer aux comptes d'exploitation des entreprises, du général au particulier, de la théorie à la pratique, des experts aux hommes et aux femmes de terrain.
Je me suis essayé à une telle étude dans le cadre de mon entreprise, Tissage de Picardie, société de fabrication de tissus d'ameublement, qui réalise un chiffre d'affaires de 70 millions de francs par an et emploie 118 personnes.
Nous nous sommes donnés les moyens nécessaires afin de développer l'entreprise _ investissements représentant la moitié du chiffre d'affaires en quatre ans, bureau de création de 12 personnes... _ et avons réussi puisque 60 % de notre production est exportée.
Les salariés ont participé à cet effort de compétitivité par l'amélioration de leur productivité, et par la mise en oeuvre d'un dispositif de modulation annuelle des horaires permettant de mieux adapter le rythme d'activité au rythme des ventes.
Aujourd'hui, le niveau de production est adapté aux ventes, le chiffre d'affaires est en nette hausse, le résultat après l'impôt sera en 1997 positif, bien qu'insuffisant en raison de l'importance des investissements consentis.
Un mot sur l'organisation actuelle du travail :
_ chacun travaille 39 heures par semaine,
_ 24 personnes sont dans les services commerciaux, de création et administratifs en journée,
_ 40 personnes sont en production selon le même horaire,
_ 3 équipes de 18 personnes chacune assurent une production jour et nuit par roulement de 8 heures.
Demain, que se passera-t-il si l'entreprise est contrainte par la loi de réduire les horaires de travail à 35 heures ?
Plusieurs possibilités sont à étudier : réduire la production en fonction de la réduction des horaires, la maintenir ou l'augmenter. Reprenons les trois hypothèses.
Les 35 heures avec perte de production : une solution aberrante
La réduction du temps de travail de 39 heures à 35 heures se traduira par une perte de production de 10 % car le niveau de production varie essentiellement en fonction de la durée d'utilisation des métiers à tisser sur lesquels les opérateurs n'interviennent que lors d'un arrêt de la machine. Le chiffre d'affaires annuel baissera donc de 7 millions de francs, engendrant une perte de marge de plus de 4 millions. Malgré les aides prévues par l'Etat la perte structurelle de l'entreprise sera de 2,5 millions de francs.
La seule façon d'éviter le dépôt de bilan sera de baisser fortement la masse salariale _ baisse des salaires ou licenciements. Dans les deux cas, les salariés seront les victimes des 35 heures.
Les 35 heures avec maintien ou augmentation de la production
Cette solution doit être étudiée en distinguant selon que les personnes travaillent ou non en équipes.
_ Pour les personnes ne travaillant pas en équipe, la réduction du temps de travail, dans la plupart des cas, ne créera pas d'emplois, car les personnes concernées devront augmenter leur productivité (secrétaires, comptables...) Après étude de chaque cas, il serait créé au maximum 3 postes de travail pour un coût de 500.000 francs.
_ Pour les personnes travaillant en équipe, le choix théorique est entre le maintien de la production ou son augmentation.
Maintien de la production : une solution impraticable
Pour maintenir la production, je dois compenser les horaires de travail perdus du fait du passage de 39 heures à 35 heures par semaine (soit 3 équipes x 4 heures = 12 heures). Dans les faits, il me sera impossible d'embaucher des salariés pour cette équipe spéciale car cela suppose qu'ils accepteraient de ne travailler que 12 heures par semaine.
Cette « solution » est donc impraticable.
Augmentation de la production : une solution hasardeuse
Cela suppose la création d'une quatrième équipe de 18 salariés, pour un coût supplémentaire de 2.500.000 francs. L'embauche représentera alors un coût total de 3 millions de francs par an.
Les salariés travailleront 35 heures sur 6 jours. La production sera de 140 heures au lieu de 117 heures (+ 20 %). Augmenter la production n'a de sens que s'il est possible de la commercialiser. Le marché le garantit d'autant moins que les coûts unitaires de production auront été fortement majorés à cause de la compensation salariale liée au passage de 39 heures à 35 heures.
Pour éviter cette hausse unitaire des coûts de production, il faudrait, même en tenant compte des aides de l'Etat, baisser fortement les salaires. Les salariés peuvent-ils accepter une telle baisse de salaire pour avoir des conditions de travail les conduisant à venir travailler 6 jours par semaine au lieu de 5 ?
S'ils ne peuvent accepter une baisse de salaire, comment pourrions-nous vendre notre production à des prix non concurrentiels et quel sera le sort des salariés de l'entreprise si nous n'arrivons pas à vendre notre production ?
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De ces éléments, il ressort que les 35 heures sont impossibles dans notre entreprise.
La solution du maintien de la production étant impraticable, l'entreprise est confrontée à un choix absurde : soit baisser la production de 10 %, soit l'augmenter de 20 %. Cette modification de la production étant imposée par la loi !
Tout se passe comme si l'Etat rendait obligatoire l'embauche de salariés. Notre entreprise ne pouvant réduire la durée du travail à 35 heures, elle devra conserver, après l'an 2000, une durée effective de travail à 39 heures. Cela pose la question déterminante du coût et du nombre d'heures supplémentaires autorisées.
Autre incertitude : comment le gouvernement compte-t-il compenser sur le SMIC le passage de 39 heures à 35 heures ? S'il envisage une compensation intégrale, cela augmentera les coûts horaires de la plupart des salariés, 11,4 %. Comment l'entreprise pourra-t-elle supporter une telle hausse des coûts ?
Faute de réponse à ces questions, comment pourrais-je prendre des décisions d'investissement ? Comment pourrais-je assurer la pérennité de notre entreprise et de ses emplois ?


GUILLAUME SARKOZY est président de la société Tissage de Picardie et vice-président de l'association Croissance et Emploi.

  © 1997 - Les Echos

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