Où sont passés nos "fêlés"?
Edito l'Expansion n° 547
Par François Roche

La Silicon Valley a compris deux règles simples: l’avenir est plus intéressant que le passé; il n’y a pas de création de richesses nouvelles sans prise de risque.

Comparer l’Amérique et la France est toujours un exercice à haut risque. Les éternels sceptiques ont tôt fait de vous opposer l’impérialisme culturel américain, la McDonaldisation du monde, la dictature de Wall Street ou l’engouement trouble pour le "downsizing", qui, selon eux, clôt tout débat. L’Amérique n’est peut-être pas un modèle, mais force est de constater que son influence n’a jamais été aussi forte dans le progrès technique qu’aujourd’hui. Il ne sert plus à rien de le regretter: il est incontestable que la révolution technologique en cours, celle d’Internet, des réseaux et des télécommunications, nous est imposée par les Etats-Unis. Elle est d’une ampleur sans précédent. Peter Drucker la compare même à l’invention de l’imprimerie pour les modifications qu’elle apportera dans la vie de chaque jour. Des régions du monde qui, comme l’Europe, ont aussi leur propre patrimoine culturel et leurs propres langues à préserver s’y engagent sans états d’âme. Ce phénomène vaut bien qu’on s’y attarde et qu’on tente de le comprendre.

Un vertueux mariage à trois
L’enquête approfondie que nous avons menée aux Etats-Unis et en France sur ce sujet nous permet de suggérer quelques thèmes de réflexion. Si la Silicon Valley mène le bal, c’est que ceux qui y travaillent et qui y vivent ont compris depuis longtemps deux règles simples: l’avenir est plus intéressant que le passé, et il n’y a pas de création de richesses nouvelles sans prise de risque. Ils ont même inventé la civilisation du risque. Ils savent le prendre, le financer et le rémunérer. C’est la théorie du "fêlé" à tous les étages: un "fêlé" qui invente, un "fêlé" qui finance et un "fêlé" qui achète. Aucun n’est plus important que les autres: c’est de ce mariage à trois que sont nés les Microsoft, Sun, Oracle ou Netscape. Et le plus remarquable est que les "fêlés" ne sont jamais fatigués. Le cercle vertueux se reproduit à l’infini, et ceux qui craquent sont remplacés par d’autres, encore plus "fêlés".

Des risques enrichissants
Où sont les nôtres? Notre potentiel de chercheurs et d’ingénieurs est probablement parmi les meilleurs du monde, surtout dans les spécialités qui montent comme les télécoms ou les logiciels. Mais qui décrira la galère d’une jeune équipe de scientifiques qui veulent créér une "start-up" de haute technologie, les montagnes d’indifférence, de doute, voire d’hostilité, qu’ils doivent renverser pour y parvenir? Ce qui force beaucoup d’entre eux à traverser l’Atlantique. Les banques françaises, qui ont su trouver des centaines de milliards de francs pour acheter des immeubles de bureaux, des centres commerciaux, des studios de cinéma, des terrains de golf, des morceaux de noyaux durs, n’auraient-elles pu distraire un peu de cet argent et financer des risques autrement enrichissants pour la communauté? Ces questions se posent aujourd’hui avec encore plus d’acuité que par le passé. Les technologies de l’information ne sont pas seulement une menace à laquelle il faut s’adapter. Elles sont et seront de plus en plus la seule opportunité réelle de création d’emplois et de richesses. Autant s’y faire.

© Groupe Expansion 1996

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