Le faïencier et les 35 heures
FRANÇOIS XAVIER DE FOURNAS

(Les Echos - 31 mars 1998)

La loi sur les 35 heures va avoir un coût exorbitant pour le contribuable. Il existe d'autres voies pour aménager les temps dans l'entreprise.

Il y a peu, à « La Marche du siècle » sur FR3, le patron d'une entreprise de 200 personnes racontait avec verve et chaleur l'histoire merveilleuse des 35 heures « loi de Robien » dans sa fabrique de faïence : comment le partage du travail avait permis, contre un modeste engagement de modération salariale, d'embaucher une vingtaine de jeunes sans emploi, d'alléger les horaires des anciens et même de réaliser des gains de productivité par une meilleure utilisation des équipements.

Bravo ! Mais qui paye et combien ? Silence à l'écran ! Levons le mystère : le faïencier recevra 20 millions de francs de subventions étalées sur sept ans, sans engagement durable de maintenir l'effectif, 1 million par emploi, réglé par les contribuables, c'est-à-dire par d'autres salariés et par d'autres entreprises.

Pour créer 1 million d'emplois par ce système, il faudrait donc dégager 1.000 milliards de francs sur sept ans, et encore 600 à 700 milliards sur cinq ans par la « loi Aubry », un peu moins chère... Le « miracle » est affreusement coûteux de nos jours, on peut même douter qu'il soit efficace.

Le fil conducteur de la réflexion sur la réduction obligatoire du temps de travail, c'est la question de qui va payer - L'Etat ? l'entreprise ? le salarié ? Question subsidiaire : le partage de la pénurie de travail est-il bien le meilleur moyen de créer des emplois ?

Les partisans de la « loi sur l'oisiveté forcée », dite des « 35 heures », prétendent que les coûts faramineux dérivant de cette loi s'imputeront sur les cotisations Assedic, lesquelles baisseront avec le chômage. Rien n'est moins sûr : d'une part, les ordres de grandeur ne sont pas les mêmes, les emplois Robien ou Aubry étant beaucoup plus coûteux qu'une prestation moyenne des Assedic ; d'autre part, personne n'est en mesure d'affirmer que ces systèmes produisent des créations nettes d'emplois à due concurrence des emplois créés dans les entreprises subventionnées.

A parler vrai, la politique de subventionnement des entreprises par l'Etat, sous des prétextes moralement incontestables, a amplement montré dans le passé non seulement son inefficacité mais même sa nocivité. L'Etat ferait mieux de supprimer les aides existantes et d'affecter les dizaines de milliards gaspillés en pure perte à la réduction des charges sociales ou de la taxe professionnelle dans les entreprises de main-d'oeuvre, au profit particulier des bas salaires.

Mais si la note de l'oisiveté forcée ne peut être assumée par l'Etat, doit-elle l'être pour autant par l'entreprise ?

Les partisans du partage de l'oisiveté estiment que l'entreprise peut prendre à sa charge une large part des coûts grâce aux gains de productivité qu'engendreront les souplesses de fonctionnement et d'organisation liées à l'aménagement des horaires : encore faut-il que la loi les y autorise...

Mais la productivité n'est réellement efficace du point de vue de l'emploi que si l'entreprise peut la mettre à profit pour son développement, grâce à une compétitivité accrue, et non pour absorber des charges nouvelles et improductives.

On a toutes les raisons de craindre qu'en élevant le coût unitaire du travail pour l'entreprise française on fera le bonheur des concurrents étrangers, on transférera de l'emploi chez eux, on accélérera la course folle à la productivité par une incitation forte à la robotisation, c'est-à-dire à la destruction des emplois faiblement qualifiés.

Si l'Etat et l'entreprise sont impuissants à supporter les coûts de l'oisiveté forcée, faut-il chercher la solution du côté des salariés ? Notre bon faïencier, qui a tiré du contribuable l'essentiel de son aubaine, a au surplus réussi à imposer à ses ouvriers un gel des salaires pendant deux ans, soit une baisse de deux à trois pour cent, en échange de quatre heures d'oisiveté par semaine mais aussi d'horaires plus contraignants. Pouvait-il aller plus loin et imposer une baisse brutale de 5, 10 ou 12 %, à tous, pour compenser exactement la réduction du temps de travail ?

Une telle mesure d'autorité, appliquée uniformément à l'ensemble des salariés français, serait aussi stupide qu'immorale.

Stupide, car tous les métiers dans l'entreprise n'exigent pas la même assiduité : les secteurs économiques, les entreprises qui les composent, les métiers à l'intérieur de chaque entreprise, ne sont pas uniformes et ne peuvent passer uniformément à l'enseigne des 35 heures !

Immorale, car les plus bas salaires souffriraient plus, déjà victimes principales de la robotisation et de la délocalisation, amputés d'une partie de leur faible pouvoir d'achat, sans défense possible, alors que les cadres, notamment les plus performants, pourraient mieux protéger leurs salaires, voire s'exporter eux-mêmes sous des cieux plus cléments.

Alors, y a-t-il moyen de combattre le chômage en s'y prenant autrement ?

Sans prétendre à l'exemplarité rigoureuse, car les solutions ne sont pas universelles, des milliers d'entreprises ont mis en oeuvre des politiques d'emploi efficaces, alliant souplesse et dynamisme, reposant sur des principes d'initiative, de dignité et de responsabilité, à l'inverse de la société d'assistance, d'asservissement et d'irresponsabilité trop souvent glorifiée dans notre pays.

A la BRED, les 35 heures, nous y sommes, mais autrement que ne le prévoit la loi sur l'oisiveté obligatoire : nous y sommes et même un peu au-dessous, en moyenne sur l'année et en moyenne sur l'effectif, sans que cela coûte un centime à l'Etat.

La moitié du surcoût est payée par la banque : c'est lourd, mais elle le peut car elle s'y retrouve en souplesses sociales et en facilités de fonctionnement pour ses agences, certains services, l'informatique, la banque téléphonique, etc.

L'autre moitié est supportée par les salariés qui pratiquent le temps partiel volontaire. Ce temps partiel est réellement volontaire puisqu'il est décidé par ceux qui le pratiquent et qu'ils peuvent y mettre fin à tout moment, la banque s'engageant à les reprendre à temps plein.

Son succès repose sur des réalités qui ne sont pas comptabilisées par les économistes, lesquels ne prennent en considération que les services marchands, ceux qui se mesurent en francs : nombre de salariés, au contraire, sont prêts à faire des arbitrages, suivant leur environnement social ou familial, en faveur de leur qualité de vie, telle qu'ils la définissent eux-mêmes, vie familiale, associative ou de loisirs.

Grande industrie de main-d'oeuvre, l'industrie bancaire se prête particulièrement à ce type de fonctionnement. Mais elle se prête aussi bien à l'accélération de la robotisation et de la délocalisation qu'induirait une loi rigide sur l'oisiveté obligatoire.

Pour donner 1 franc à un employé, la banque doit déjà en débourser 2, compte tenu des cotisations sociales et des impôts. Toute augmentation brutale des coûts salariaux se traduira inévitablement par une accélération de l'automatisation des tâches, donc du chômage, par exemple dans les agences où l'on compte encore les billets au doigt mouillé. Pour donner 1 franc à un cadre, la banque doit en débourser 4. Croit-on sérieusement que l'on va revenir à la pointeuse et aux horaires rigides ? Cela ne correspond ni à la mentalité ni aux responsabilités des cadres. Et les entreprises, notamment bancaires, seront incitées à délocaliser leurs centres de responsabilité, comme ont commencé à le faire certaines portions de notre industrie financière.

Le rôle de l'Etat est de favoriser les initiatives et non pas d'y substituer des lois et des règlements contraignants à caractère universel. La résorption du chômage ne résultera pas par miracle de nouvelles contraintes à caractère statistique et bureaucratique : au contraire, l'Etat doit s'efforcer de lever les entraves à l'emploi, de réduire les surcoûts salariaux, d'alléger les rigidités sociales, suivant l'exemple de pays comme les Pays-Bas ou le Royaume-Uni, qui ont ainsi obtenu des succès remarquables en matière de lutte contre le chômage. Ce n'est pas par l'oisiveté forcée que l'on traitera le chômage, mais par plus d'initiative et de responsabilité au sein même de chaque entreprise.

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© 1997 MLR - Révision : 05-04-1998.
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