Les
35 heures, l'euro et la banque
MARC VIÉNOT - Les Echos - 6 octobre
1997
L'an dernier, la moitié des X et des HEC recrutés
dans la finance se sont expatriés à Londres.
Il y a contradiction complète, à l'âge de l'électronique,
entre l'euro et les 35 heures.
Le signataire de ces lignes n'a jamais été compté parmi les
thuriféraires du traité de Maastricht.
Nous voulons construire la maison Europe à l'envers en plaçant
la monnaie d'abord et en
construisant le cadre social et politique ensuite. Maastricht a
entraîné de manière convergente les
pays européens dans des politiques déflationnistes dont on
mesure aujourd'hui les effets pervers.
Ce n'est pas à mes yeux un bon traité. Il est cependant
aujourd'hui à peu près acquis que l'euro
existera le 1er janvier 1999.
Avec un bonheur inégal, tous les pays ont fait ou font de
formidables efforts, non pour respecter
les critères de Maastricht qui ne sont que des conventions
comptables, mais pour résoudre leurs
problèmes structurels à l'origine de niveaux de déficits,
d'inflation, de taux d'intérêt et de dettes,
intenables à moyen terme. L'euro nous contraint à une saine
discipline. Il a au moins cette vertu.
Nous allons devoir vivre dans le cadre économique nouveau d'un
grand marché concurrentiel
ouvert sur le monde extérieur dans lequel les Etats membres se
seront volontairement privés de la
possibilité d'effacer leurs erreurs de politique économique -
en particulier, celles conduisant à une
perte de compétitivité - par la magie de l'inflation et de la
dévaluation.
Décréter la semaine de travail de 35 heures, en France
seulement, relèverait de l'erreur de
politique économique majeure. C'est ma conviction personnelle,
mais je crois plus utile dans le
débat qui s'ouvre de faire part de ma modeste expérience de
banquier et de chef d'entreprise en
limitant mon propos à l'application spécifique des 35 heures au
secteur bancaire. Devant quitter
cette profession dans quelques semaines, je crois utile
d'affirmer ma certitude que les 35 heures
dans le secteur bancaire conduiraient immanquablement à l'effet
inverse de celui recherché,
c'est-à-dire à la destruction d'emplois dans notre pays, au
profit - au moins partiellement - des
pays voisins. (1)
Je n'évoque même pas deux points tellement ils paraissent
évidents :
1. Il va de soi que je raisonne en supposant que le passage aux
35 heures s'accompagnera d'une
diminution de salaire correspondante. Je n'imagine pas qu'un
responsable attaché au
développement de l'emploi de ce pays puisse considérer
sérieusement que diminuer la
compétitivité du travail en France puisse être une mesure
favorable à l'emploi.
2. Je n'envisage pas non plus que le débat sur les 35 heures
puisse porter sur les entreprises ou les
services publics financés par des prélèvements obligatoires.
La qualité et le coût des services
publics sont un élément essentiel de la compétitivité entre
les Etats. De bons services publics sont
des préalables indispensables au développement économique. On
le voit bien aujourd'hui dans les
difficultés des pays de l'Est ou d'Afrique noire. On va le voir
encore mieux dans l'environnement
euro parce que les marchés nationaux seront perméables et les
dévaluations rédemptrices
n'existeront plus.
Dans les administrations et les entreprises subventionnées -
quelle que puisse être la tentation
prévisible des syndicats français traditionnellement forts dans
les services publics -, l'examen des
35 heures devrait être remplacé par une réflexion sur la
compétitivité. Il faut dans certains cas
augmenter la durée réelle du travail, il faut dans d'autres
renforcer les effectifs, il faut généralement
améliorer les performances en réduisant les coûts.
Quoi qu'il en soit, augmenter les prélèvements obligatoires
immédiatement ou à terme au nom
d'une préférence apparente pour le court terme déboucherait
inéluctablement sur la destruction
massive d'emplois. Il va falloir le dire clairement.
* * *
Quinze ans après un célèbre rapport, l'industrie bancaire
n'est toujours pas la sidérurgie. Les
sinistres augures qu'on apercevait, les jachères industrielles
qu'on nous promettait au début des
années 80 demeurent à l'état de prophéties. Il existe même
une chance non nulle que cette
profession sache gérer dans des conditions financières et
sociales acceptables les défis que lui
posent la mondialisation des échanges et des métiers, et
l'irruption des transactions électroniques,
à condition que nous cessions de ne prendre au sérieux que les
cas désespérés.
Les bons résultats semestriels annoncés par les grands
établissements de crédit ne changent rien à
l'affaire. Ils demeurent notoirement inférieurs à ceux de nos
concurrents étrangers et ne suffisent
pas à corriger la faiblesse des moyens financiers dont disposent
les banques en France.
Or la nouvelle donne européenne de l'euro et des techniques de
l'information constitue pour ces
entreprises bancaires un environnement d'une exigence sans
précédent : seules les plus souples
dans l'adaptation de leurs réseaux d'agences, les plus solides
et capables de supporter au mieux
les coûts liés à la maîtrise des canaux d'accès à distance,
y conserveront de réelles chances face à
des concurrents puissants. Nul ne peut dire avec certitude à
quelle vitesse l'électronique va rendre
obsolètes nos modes actuels de distribution des produits
bancaires et entraîner la remise en cause
du quasi-monopole de la banque en dur, des milliers d'agences et
des centaines de milliers
d'emplois qui y existent.
Tout laisse cependant présager l'arrivée sur le marché
d'acteurs bancaires nouveaux, efficaces,
n'utilisant pas l'héritage commun à tous les banquiers
français des réseaux d'agences classiques.
Ma conviction est que, bien gérée, la relation bancaire passant
par l'agence traditionnelle, dotée de
tous les moyens modernes de communication, peut rester, pendant
de longues années, compétitive
par rapport aux autres formes de banque. Encore faut-il que des
mesures de politique économique
mal venues ne provoquent pas une accélération du rythme de
fermeture des guichets et la
destruction des emplois qu'ils procurent.
La banque, activité de distribution par excellence, n'est pas
une industrie lourde et il n'est pas
question d'y rentabiliser une réduction de la durée du travail
par le passage aux 3 x 8 utilisés dans
la mise en oeuvre des gros équipements.
La réduction de la durée du travail porte en germe la
diminution de la rentabilité des agences des
réseaux de banque de détail et, par conséquent, la réduction
de leur nombre.
L'avenir des guichets
Dans la plupart des banques françaises, les efforts de
productivité des réseaux ont conduit à un
regroupement des travaux administratifs en un nombre réduit de
points du dispositif. La majorité
des agences ne comprend plus que trois à cinq employés, tous au
contact de la clientèle.
Comment imaginer que l'on pourra créer, sans diminuer une
rentabilité déjà faible, un emploi dans
une agence bancaire de trois personnes travaillant aujourd'hui 38
heures et quart par semaine et
demain 35 heures ? Un calcul élémentaire indique que l'emploi
rendu ainsi disponible totaliserait 9
heures et 45 minutes, à l'évidence trop peu pour justifier la
création d'un poste local
supplémentaire. Songe-t-on alors, avec le génie qui nous est
propre, créer une nouvelle catégorie,
celle de l'emploi nomade, qui conduirait son bénéficiaire à
répartir sa semaine de travail entre trois
ou quatre sites différents ? J'ai peine à imaginer qu'une telle
disposition suscite l'enthousiasme des
intéressés. L'efficacité de l'exploitation bancaire n'y
trouverait en tout cas pas son compte.
En réalité, on ne créera pas de postes nouveaux et les 35
heures dans les banques n'auront abouti
qu'à une dégradation du service à la clientèle, au lancement
anticipé de programmes de fermeture
d'agences qui ont jusqu'à présent épargné notre pays. Cela se
fera par un transfert accéléré de la
fonction commerciale vers des centres indépendants des réseaux
en dur grâce à des
investissements accélérés dans les télécommunications et
l'informatique.
Je crois qu'il y a contradiction complète, à l'âge de
l'électronique, entre l'euro et les 35 heures. A
ma connaissance, aucun banquier français n'a encore délocalisé
une partie du traitement de ses
opérations à l'étranger. Tant mieux. Mais si les 35 heures
viennent demain diminuer la compétitivité
du travail en France, les dirigeants des banques n'auront d'autre
choix que de déplacer hors de
nos frontières les emplois qui ne sont plus en contact physique
avec la clientèle. Les nouvelles
fonctions commerciales seront exercées d'un autre point de la
zone euro, via le téléphone ou
Internet.
C'est, par exemple, au Royaume-Uni ou en Irlande que partiront
demain les jeunes cadres sortis
des écoles commerciales françaises auxquels la Société
Générale ou d'autres banques
proposeront des emplois. Si les dirigeants des banques de demain
ne s'y résolvaient pas, c'est la
compétitivité d'ensemble de leurs emplois de distribution,
c'est tous les emplois en France de leur
entreprise qui seraient menacés. L'euro va exiger des chefs
d'entreprise qu'ils délocalisent les
emplois que les 35 heures auront contribué à fragiliser.
Cette prévision n'a rien de théorique puisque nous la voyons
déjà se concrétiser dans les métiers
financiers : ceux des banquiers travaillant sur les marchés
internationaux au service des grandes
entreprises et des grands investisseurs. Ce marché est déjà un
marché mondial. Parce que le
marché des compétences est mondial, la concurrence sévère, le
handicap de Paris par rapport à
Londres est considérable : pour assurer le même salaire à son
personnel, une banque française
supporte un coût net de plus du double que celui qui pèse sur
une banque anglaise.
Or ces métiers financiers des marchés sont par définition
délocalisables. Ils commencent
aujourd'hui à être transférés vers Londres. L'année
dernière, plus de la moitié des jeunes HEC ou
polytechniciens recrutés dans le monde de la finance s'y sont
expatriés. Nos écoles deviennent le
centre de formation de la City. C'est un problème politique.
Telle ou telle banque peut faire glisser
vers Londres ses activités de marché. Elle survivra, mais il
n'y aura plus de centre financier à Paris.
Il reste quelques trimestres aux autorités françaises pour
vaincre les tabous de notre système fiscal
et privilégier le rendement réel de l'imposition à une
apparence d'équité.
Un mot, enfin, sur les horaires de travail des cadres. Je crois
que le message des 35 heures est à
l'opposé exact de ce qu'il faut dire. Nos cadres, les jeunes en
particulier, sont le moteur de la
compétitivité par laquelle existeront les emplois de demain.
Contrairement à ce que pensent
certains inspecteurs du travail, il est sain qu'à certains
moments des cadres de niveaux variés
fassent le nécessaire pour arracher un marché ou améliorer une
proposition. Toute loi sur le temps
de travail devrait comporter la notion d'annualisation, celle du
décompte du temps de travail
comme celle des salaires et préserver sans surcoût la variable
d'ajustement indispensable que
constituent les heures supplémentaires.
* * *
Il est certain que la lutte contre le chômage, le chômage des
jeunes en particulier, constitue une
priorité absolue. Ma conviction est qu'il est possible de créer
les conditions d'une croissance plus
riche en emplois. A la Société Générale, ces dernières
années, le temps partiel s'est fortement
développé ; des progrès sont encore possibles dans ce sens.
Nous pouvons également recruter
plus de jeunes si les conditions d'emploi se dégagent du carcan
des règles héritées de la période
de l'emploi à vie, sur place, avec progression automatique à
l'ancienneté.
Dans certains centres administratifs, dans certains métiers,
passer aux 32 heures et à la semaine de
4 jours avec une réduction limitée des salaires est possible.
La Société Générale a ainsi conclu un
accord sauvant plus d'une centaine d'emplois à Nantes. Mais que
le législateur veuille bien
privilégier le moyen terme par rapport au court terme, qu'il
veuille bien avoir la modestie de
considérer que le temps de la règle uniforme valable pour tous
est passé et, surtout, qu'il veuille
bien être cohérent et considérer que l'euro, puisqu'il se
fait, interdit désormais le laxisme.